Odile Neuburger – Mémoires 1942-1945

En Mars 1942, lors d’un goûter avec son amie Hélène BERR, peu avant de « passer la ligne » pour fuir la Gestapo, Odile révoque avec Hélène la façon dont s’entrechoquent les souvenirs de son enfance et de son adolescence heureuse avec la réalité de la défaite et de l’occupation. Elle voudrait écrire pour témoigner et Hélène l’y encourage. (Extrait de Le goûter chez Hélène, la Belle Etoile, Odile NEUBURGER, Manuscrit.):

– Et pourquoi ne le ferais-tu pas ? J’ai toujours pensé que tu écrirais un jour ou l’autre

– Tu ne trouves pas cela horriblement prétentieux de ma part ?

– Mais non, voyons, si l’on a quelque chose à dire.

—  Mais voilà justement ce qui me désole : tant que je n’avais rien à dire, je me sentais pleine de velléités littéraires, je cherchais un sujet sur lequel exercer mon style, et maintenant que j’en ai un qui me tient à cœur, je ne peux plus aligner trois mots. Pour dire la vérité, Hélène, j’ai déjà pas mal réfléchi à la question, et cela me tracasse réellement. C’est beaucoup plus compliqué que je ne le pensais de devenir écrivain. D’abord il faut trouver une formule. 

– Eh bien, dans ce cas particulier, il faut évidemment que ce soit un roman, un récit ou des Mémoires.

– J’exclus d’office les Mémoires, car c’est toujours ennuyeux comme la pluie.

– Reste le roman ou le récit.

– Si c’était un récit, il faudrait que je raconte tous les évènements et toutes les personnes avec l’intégrité que réclame la réalité, que j’appelle les gens par leur nom, y compris moi-même, etc … C’est très gênant car je ne leur demande pas leur avis. Cela frise l’indiscrétion. Et d’autre part, on ne peut pas condenser les évènements de plusieurs années dans un livre sans faire quelques coupures, voire des soudures qui sont elles-même des entorses à la vérité.

– Alors pourquoi pas le roman ?

– Parce que malgré tout je ne me sens pas capable d’écrire quelque chose qui ne soit pas la vérité dans son essence. Je ne me sens pas en mesure de faire parler quelqu’un qui ne soit pas moi. Et puis je dois te dire que j’ai essayé. Et cela faisait factice et poseur au possible. Il m’a suffi d’en relire trois pages pour en rougir jusqu’à la racine des cheveux et jeter le tout au feu.

– Alors je ne vois qu’une seule solution : travestir ton récit.

– Comment donc ?

– Tu ajoutes quelques fioritures à tes détails essentiels, tu t’appelles Denise, Cécile, Marie, que sais-je, au lieu d’Odile, et le tour est joué

Mais Odile s’interroge :

« je sais que je me laisserai emporter en dehors de mon sujet. Je vois d’ici tous les écarts que je ne manquerai pas de faire, un souvenir en appelant un autre. Tu sais que j’ai toujours eu la spécialité de me perdre dans un fouillis inextricable de petits détails. J’écris comme on fait un voyage en auto, en m’arrêtant à chaque point de vue. Il me semble parfois que je pourrais faire un livre d’une seule journée de vie banale. Je n’arrive pas à choisir entre mes impressions celles que je veux mettre par écrit. Et lorsqu’après un tri douloureux je me décide à jeter [les mots] sur le papier, mon stylo me fait reperdre tout le bénéfice de mon sacrifice. Car je n’arrive pas à le rendre concis et abstrait. Dès que je veux m’exprimer, il me faut avoir recours à une ribambelle d’images. Le processus de ma pensée ressemble au déroulement d’un vaste film en couleurs. Et là où la plupart des gens définissent, caractérisent et simplifient une idée en trois lignes, moi j’en couvre au moins dix[1] »


[1] La Belle Etoile cahier #2 le goûter chez Hélène

Ce qu’Odile, écrivaine en graine, écrit ici pour s’en plaindre, c’est ce qui animait son grand cousin Marcel PROUST, qu’il écrivît ses impressions sur un voyage en automobile, ou qu’à partir d’un détail infime il fît revenir à la surface, à travers une ribambelle d’images, celles que le Narrateur avait éprouvées des années auparavant. Et effectivement dans les pages qui vont suivre, il arrivera par moments que l’on trouve un écho du style de l’auteur de la Recherche, comme sans doute dans les écrits de nombreux autres écrivains en herbe de l’époque.

Si le lien familial avec le grand écrivain n’était pas une garantie de talent littéraire, ce lien se manifestait en revanche de façon douloureuse et physique, chez François, le frère aîné d’Odile. Dans sa chambre capitonnée de liège, on ne pouvait entrer, au son de Boris Godounov ou d’un autre opéra, sans percevoir l’odeur de camphre ou d’encens de ses fumigations, ni celle des médicaments qui débordaient de ses commodes et dans lesquels il picorait chaque soir un peu au hasard. Il était si sensible aux ondes électromagnétiques que pendant toute une période de sa vie, il ne dormait que dans le métro, à côté des clochards dont il avait fait ses amis. De son grand cousin, il avait hérité le don de la caricature, la causticité, la gentillesse, la générosité, une immense culture artistique, picturale et musicale, une timide homosexualité. Peut-être avait-il du talent mais hélas pas la volonté. Plus jeune il avait étudié l’hébreu et l’araméen. Sa grand-mère, Laure LAZARUS, épouse de Gustave NEUBURGER, le grand-père d’Odile, était la cousine germaine de Jeanne WEIL, la mère de Marcel et Robert PROUST, et une habituée de la maison d’Auteuil de l’oncle Louis WEIL. Si l’on en croit les Soixante Quinze Feuillets récemment parus[2], c’est là qu’elle assista au dîner qui, après de nombreuses transformations, précède la scène du baiser dans Du Côté de Chez Swann.

Dans la famille d’Odile, parmi les noms connus, il n’y avait pas que Marcel PROUST. Du côté de son père, on pouvait trouver notamment Henri BERGSON, gendre de Gustave et de Laure, que contrairement à Proust, mort deux ans avant sa naissance, Odile a connu et fréquenté, même si elle n’avait pas l’âge d’en tirer grand bénéfice. C’est chez lui, au moment de l’exode, dans sa propriété de la Gaudinière à Saint-Cyr sur Loire, qu’Odile alors âgée de 19 ans s’était d’abord réfugiée, avant que sa mère trouve pour elle-même et ses enfants un petit appartement à louer à Saint-Jean de Luz.  C’est chez lui au 47 Boulevard Beauséjour à Paris, qu’elle avait un moment habité en 1941, lorsque les Allemands avaient réquisitionné l’appartement des NEUBURGER au 1 avenue du Maréchal Maunoury. Et après sa mort, Odile avait conservé des liens étroits avec sa cousine germaine Jeanne BERGSON, fille d’Henri et de Louise, élève de BOURDELLE qui malgré son handicap (elle était sourde muette) fut une artiste de qualité.

Du côté de la mère d’Odile, c’était une véritable tribu, d’oncles et tantes, de cousins, cousines et d’alliances, qui comportait des gens aussi différents que le capitaine DREYFUS, le constructeur André CITROËN, le futur grand banquier de chez Lazard André MEYER, et toute leur parentèle. Sur cette dernière régnaient deux soleils, Grand Maman BAUR et Grand-Maman WEILL, que ses petits-enfants appelaient Grand-Maman VIEILLE, qui était la mère de Grand Maman BAUR. Sans parler des frères de Grand-Maman BAUR, le Grand Rabbin de Paris Julien WEILL, ou le docteur Benjamin WEILL-HALLÉ, immense, maigre, droit comme un I, avec une canne à pommeau, qui joua un rôle majeur pour la santé publique en France, pour les œuvres juives clandestines protégées par l’UGIF pendant la guerre, et plus tard pour donner aux femmes la maîtrise de leur grossesse, en appuyant sa seconde épouse dans la création du Mouvement pour le Planning Familial.

Odile est morte le 22 Mars 1965, d’une tumeur au cerveau. Elle avait 45 ans, Antoine son fils ainé 17 ; son cadet Olivier 13. D’elle, les deux garçons ne connaissaient que ce qu’un enfant à peine adolescent connait de ses parents. Elle était la figure structurante, l’autorité morale, avait la main leste, et pouvait parfois être cinglante face à la mollesse de son aîné dans laquelle elle ne reconnaissait pas les gênes de la famille BAUR, celle de sa mère. Peut-être les gênes de son père, puit de gentillesse, qu’elle et sa mère appelaient avec une affection différente, au lieu du Père, le « Pire », ou de son mari, autre puit de gentillesse, qu’elle appelait avec un mélange de tendresse et d’exaspération, le « Pire en pire ». Parfois cependant, avec ses « trois enfants » (formule qui comprenait le-dit mari), c’était une autre personne qui apparaissait, un geyser de vie surgissant d’un passé enfoui: et c’était comme si une chape se soulevait dans une explosion de rires et de caresses. 

Ce « geyser de vie », on le retrouve en lisant sa correspondance avec Hélène, son embryon de roman autobiographique, puis ses lettres à Gisèle GUÉRONIK. Et cela a été un bonheur immense pour ses enfants de constater que cette mère qui les habillait en culotte de flanelle, chemise blanche et cravate, qui les espérait petits garçons modèle à la manière de la comtesse de Ségur, avait été exubérante, coquette, aguicheuse (une peste !), avait entaillé, comme Hélène, leur pupitre commun avec des caricatures, raillé avec elle professeurs et camarades de classe. Bref, elle avait eu une jeunesse heureuse.

Odile pourtant était timide. Mais contrairement à son amie Hélène BERR chez qui la même timidité se transformait en réserve, Odile luttait contre sa timidité en se montrant effrontée. C’est peut-être l’un des ciments de l’amitié entre les deux jeunes filles (un parmi tant d’autres) : Hélène voyait en Odile une sœur (le mot est fréquemment employé dans leur correspondance) plus hardie, plus entreprenante, mais finalement tout aussi pudique. Elle repoussait les limites de l’interdit, en s’abstenant bien de les franchir.

Les Mémoires d’Odile sont composés de « morceaux » de trois origines différentes que son fils aîné, aujourd’hui âgé de 75 ans, s’est efforcé d’assembler, dans lesquels cette apprentie écrivain évoque les évènements qui l’ont conduite ainsi que sa famille à s’enfuir en zone libre pour échapper à la Gestapo, les souvenirs souvent poétiques qui émergent à l’occasion de cette fuite, puis la vie qu’elle mène par la suite, précaire à cause de la menace toujours présente, mais qui reste une vie de très jeune femme pleine d’espérances, de découragements, de souvenirs d’une enfance heureuse, d’émotion devant la beauté des choses. Elles se concluent par la réunion avec Jacquot, son fiancé dont l’ont séparée les cinq ans de captivité en stalag de celui-ci. Odile a vécu près du drame. Contrairement à Hélène, elle n’a été qu’indirectement affectée par celui-ci.

Les sources sont, pour une grande part, un embryon de roman autobiographique recopié par elle au propre, sans ratures, sur un cahier, et dont sont apparus au fil de trois années de recherches, de façon beaucoup plus raturée et difficile à lire, par morceaux épars dans d’autres cahiers, aussi bien les chapitres finalement recopiés que des chapitres supplémentaires. Les deux autres sources sont d’une part des extraits de ses lettres à son amie Hélène BERR, pour la partie qui n’a pu être reprise, faute de place, dans la Correspondance publiée par les éditions TALLANDIER, et d’autre part des extraits de lettres à une autre amie, Gisèle GUÉRONIK qui pendant trois ans a attendu le retour de son mari Pierre, déporté à Auschwitz et sans qu’elle le sache, assassiné peu après son arrivée au camp. Exceptionnellement, d’autres sources ont été utilisées, puisées notamment dans les éléments qui ont pu être retrouvés de la correspondance d’Odile avec son fiancé prisonnier. Deux types de corrections ont été apportées. Les pseudonymes utilisés dans le roman autobiographique, en partie par prudence pour le cas où celui-ci tomberait dans des mains hostiles, ont été remplacés par les noms véritables, et les dates rétablies, sauf pour le prologue où Odile, se substituant à Hélène, a voulu décrire à sa façon une situation que seule Hélène avait connue et évoquée, aussi bien avec elle que dans son Journal. Par ailleurs, des phrases au style indirect dans les lettres ont été mises au style direct, pour rapprocher le style de la deuxième partie de cet ouvrage de celui d’un Journal. Toutes les sources originales ont été déposées au Mémorial de la Shoah.

La première partie des Mémoires d’Odile correspond, pour le prologue et les 5 premiers chapitres, au roman autobiographique mis au propre par elle, et pour le 6ème chapitre à une version partiellement raturée trouvée dans un autre cahier. Ce roman autobiographique, Odile l’avait initialement appelé « La Belle Étoile ». Puis elle s’était posée des questions, tant en ce qui concerne le titre qu’en ce qui concerne le caractère romancé de ce qu’elle écrivait :

« je ne suis pas contente du titre. Je veux l’appeler ‘Paroles sans Histoire. ‘ C’est que La Belle Etoile fait trop titre de roman, et que ce n’est pas un roman. Il y a cependant trop de petites retouches malgré tout pour que ce soit tout à fait un récit. Et comme cela se présente surtout comme une série d’impressions à propos de faits, c’est-ce qui m’a fait penser à ce second titre. En définitive, je penche pour ‘A la Belle Etoile (Paroles sans Histoire)’. »[3]  

La deuxième partie est essentiellement un Journal, reconstitué à partir des lettres d’Odile. Néanmoins certains chapitres de cette deuxième partie correspondent eux aussi à des chapitres du roman autobiographique écrit par Odile, dispersés dans divers cahiers et qu’Odile aurait sans doute remaniés si la nouvelle de la mort d’Hélène et le remords d’avoir survécu à ceux qui étaient partis n’avaient, de façon quasi-définitive, anéanti ses ambitions littéraires. Seul l’épilogue a été écrit par elle après son mariage, et donc à un moment où elle connaissait le sort d’Hélène. Ecrit dans un style différent, doux-amer, il anticipe sur ce que sera sa vie de femme mariée, après la grande épreuve de la guerre, et traduit sa volonté de renoncer à être autre chose qu’une épouse, comme pouvaient être les femmes de la bourgeoisie de l’époque, et plus tard une mère.

Pendant le reste de sa vie, malgré les objurgations de ses amis et de ses enfants, Odile a refusé de se remettre à écrire. Seules ses lettres, abondantes, postérieures à la guerre, ont continué à faire le bonheur de ses amis et de sa famille, pour leur vivacité, leur drôlerie, et son sens de l’autodérision. C’est leur réputation qui a incité son neveu Laurent HYAFIL à remonter le fil qui l’a finalement conduit jusqu’au grenier où elles dormaient dans une caisse, avec l’ébauche de roman, et les lettres écrites et reçues avant et pendant la guerre..

Les mémoires d’Odile ici retranscrites commencent en 1942. C’est cette année-là en effet que, fuyant la Gestapo, Odile et ses parents ont été amenés à franchir la « ligne », et qu’Odile prend comme point de départ de La Belle Étoile. Le trésor documentaire retrouvé dans le grenier de son fils cadet commence en 1934, par les échanges avec son amie Hélène, dont la quasi-intégralité a été retrouvée grâce à la restitution des lettres écrites à Hélène, à laquelle la sœur de celle-ci, Denise JOB, a eu l’immense délicatesse de procéder en Juillet 1945, quelques jours avant qu’Odile n’épouse Jacquot, son fiancé de 1939. Une partie de ces lettres figure dans la Correspondance publiée par TALLANDIER. Lors de la mort d’Odile, son amie Gisèle GUÉRONIK a également remis à Jacquot les lettres que celle-ci lui avait écrites pendant la guerre. Les lettres à Hélène au-delà du 1er Septembre 1943 n’ont pas été retrouvées. Les lettres à Gisèle s’arrêtent le 12 Octobre 1944. Quelques cartes – lettres de Jacquot sont postérieures.


[1] La Belle Etoile cahier #2 le goûter chez Hélène

[2] Les Soixante Quinze Feuillets, Gallimard, 2021

[3] Lettre à Bibi 27 Juin 1944